On connaît peu les anarchistes
et, ce qui pis est, on les connaît mal. Interrogez cent personnes
dans la rue et demandez-leur ce qu'elles savent des anarchistes. Beaucoup
répondront par un écartement des bras ou un haussement des
épaules qui exprimeront leur ignorance. D'autres, ne voulant pas
avancer qu'elles n'en savent rien et s'estimant suffisamment renseignées
par le journal dont elles recueillent dévotement les informations,
répondront : "Les anarchistes sont de vulgaires bandits. Sans scrupules
comme sans pitié, ne respectant rien de ce qui, pour les honnêtes
gens, est sacré : La propriété, la loi, la patrie,
la religion, la morale, la famille, ils sont capables des pires actions.
Le vol, le pillage et l'assassinat sont érigés par eux en
actes méritoires".
"Aussi, la société , dont les anarchistes
attaquent avec violence les fondements, manquerait-elle à tous ses
devoirs, si elle ne réprimait pas avec la dernière énergie
la propagande détestable et les entreprises criminelles de ces malfaiteurs
publics".
On se fait des anarchistes, comme individus, l'idée la plus fausse. Les uns nous considèrent comme d'inoffensifs utopistes, de doux rêveurs ; ils nous traitent d'esprits chimériques, d'imaginations biscornues, autant dire de demi fous. Ceux-là daignent voir en nous des malades que les circonstances peuvent rendre dangereux, mais non des malfaiteurs systématiques et conscients. Les autres portent sur nous un jugement très différent : ils pensent que les anarchistes sont des brutes ignares, des haineux, des violents et des forcenés, contre lesquels on ne saurait trop se prémunir, ni exercer une répression trop implacable. Les uns et les autres sont dans l'erreur. Si nous sommes des utopistes, nous le sommes à
la façon de tous ceux de nos devanciers qui ont osé projecter
sur l'écran de l'avenir des images en contradiction avec celles
de leur temps.
Utopistes, parce que nous voulons que l'évolution, suivant son cours, nous éloigne de plus en plus de l'esclavage moderne : le salariat, et fasse du producteur de toutes les richesses un être libre, digne, heureux et fraternel . Rêveurs, parce que nous prévoyons et annonçons
la disparition de l'Etat, dont la fonction est d'exploiter le travail,
d'asservir la pensée, d'étouffer l'esprit de révolte,
de paralyser le progrès, de briser les initiatives, d'endiguer les
élans vers le mieux, de persécuter les sincères, d'engraisser
les intrigants, de voler les contribuables, d'entretenir les parasites,
de favoriser le mensonge et l'intrigue, de stimuler les meurtrières
rivalités, et, quand il sent son pouvoir menacé, de jeter
sur les champs de carnage tout ce que le peuple compte de plus sain, de
plus vigoureux et de plus beau ?
Non ! Les anarchistes ne sont ni des utopistes, ni des rêveurs, ni des fous, et la preuve, c'est que partout les gouvernements les traquent et les jettent en prison, afin d'empêcher la parole de vérité qu'ils propagent d'aller librement aux oreilles des déshérités, alors que, si l'enseignement libertaire relevait de la chimère ou de la démence, il leur serait si facile d'en faire le déraisonnable et l'absurdité. Certains prétendent que les anarchistes sont des
brutes ignares. Il est vrai que tous les libertaires ne possèdent
pas la haute culture et l'intelligence supérieure des Proudhon,
des Bakounine, des Elisée Reclus et des Kropotkine. Il est exact
que beaucoup d'anarchistes, frappés du péché originel
des temps modernes : la pauvreté, ont dû, de bonne heure,
quitter l'école et travailler pour vivre ; mais le fait seul de
s'être élevé jusqu'à la conception anarchiste
dénote une compréhension vive et atteste un effort intellectuel
dont serait incapable une brute.
Tout anarchiste est propagandiste ; il souffrirait à faire les convictions qui l'animent et sa plus grande joie consiste à exercer autour de lui, en toutes circonstances, l'apostolat de ses idées. Il estime qu'il a perdu sa journée s'il n'a rien appris ni enseigné et il porte si haut le culte de son idéal, qu'il observe, compare, réfléchit, étudie toujours, tant pour se rapprocher de cet idéal et s'en rendre digne, que pour être plus en mesure de l'exposer et de le faire aimer. Et cet homme serait une brute épaisse ? Et c'est un tel individu qui serait d'une ignorance crasse ? Mensonge ! Calomnie ! L'opinion la plus répandue, c'est que les anarchistes sont des haineux, des violents. Oui et non. Les anarchistes ont des haines ; elles sont vivaces et
multiples ; mais leurs haines ne sont que la conséquence logique,
nécessaire, fatale de leurs amours. Ils ont la haine de la servitude,
parce qu'ils ont l'amour de l'indépendance ; ils détestent
le travail exploité, parce qu'ils défendent ardemment la
vérité ; ils exècrent l'iniquité, parce qu'ils
ont le culte du juste ; ils haïssent la guerre, parce qu'ils bataillent
passionnément pour la paix.
Les haineux, ce sont les riches qui ferment les yeux au tableau de l'indigence qui les entoure et dont ils sont la cause ; ce sont les gouvernants qui, l'śil sec, ordonnent le carnage ; ce sont les exécrables profiteurs qui ramassent des fortunes dans le sang et la boue ; ce sont les chiens de police qui enfoncent leurs crocs dans la chair des pauvres diables ; ce sont les magistrats qui, sans sourciller, condamnent au nom de la loi et de la société, les infortunés qu'ils savent être les victimes de cette loi et de cette société. Quant à l'accusation de violence dont on prétend nous accabler, il suffit, pour en faire justice, d'ouvrir les yeux et de constater que, dans le monde actuel comme dans les siècles écoulés, la violence gouverne, domine, broie et assassine. Elle est la règle, elle est hypocritement organisée et systématisée. Elle s'affirme tous les jours sous les espèces et apparences du percepteur, du propriétaire, du patron, du gendarme, du gardien de prison, du bourreau, de l'officier, tous professionnels, sous des formes multiples, de la force, de la violence, de la brutalité. Les anarchistes veulent organiser l'entente libre, l'aide fraternelle, l'accord harmonieux. Mais ils savent - par la raison, par l'histoire, par l'expérience - qu'ils ne pourront édifier leur volonté de bien-être et de liberté pour tous que sur les ruines des institutions établies. Ils ont conscience que, seule, une révolution violente aura raison des résistances des maîtres et de leurs mercenaires. La violence devient ainsi, pour eux, une fatalité ; ils la subissent, mais ils ne la considèrent que comme une réaction rendue nécessaire par l'état permanent de légitime défense dans lequel se trouvent, à toute heure, situés les déshérités.
L'anarchisme n'est pas une de ces doctrines qui emmurent la pensée et excommunient brutalement quiconque ne s'y soumet pas en tout et pour tout. L'anarchisme est, par tempérament et par définition, réfractaire à tout embrigadement qui trace à l'esprit des limites et encercle la vie. Il n'y a, il ne peut y avoir ni credo, ni catéchisme libertaires. Ce qui existe et ce qui constitue ce qu'on peut appeler la doctrine anarchiste, c'est un ensemble de principes généraux, de conceptions fondamentales et d'applications pratiques sur lesquels l'accord s'est établi entre individus qui pensent en ennemis de l'autorité et luttent, isolément ou collectivement, contre toutes les disciplines et contraintes politiques, économiques, intellectuelles et morales qui découlent de celle-ci. Il peut donc y avoir et, en fait, il y a plusieurs variétés d'anarchistes ; mais toutes ont un trait commun qui les sépare de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c'est la négation du principe d'autorité dans l'organisation sociale et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions basées sur ce principe. Ainsi, quiconque nie l'autorité et le combat est
anarchiste.
Dans les sociétés contemporaines, dites bien à tort civilisées, l'autorité revêt trois formes principales engendrant trois groupes de contraintes : 1° la forme politique : l'Etat ;
2° la forme économique : la propriété ; 3° la forme morale : la religion (1) La première : l'Etat, dispose souverainement des personnes
; la deuxième : la propriété, règne despotiquement
sur les objets ; la troisième : la religion, pèse sur les
consciences et tyrannise les volontés.
L'ETAT prend l'homme au berceau, l'immatricule sur les registres de l'état civil, l'emprisonne dans la famille s'il en a une, le livre à l'Assistance publique s'il est abandonné des siens, l'enserre dans le réseau de ses lois, règlements, défenses et obligations, en fait un sujet, un contribuable, un soldat, parfois un détenu ou un forçat ; enfin, en cas de guerre, un assassiné ou un assassin. LA PROPRIETE règne sur les objets : sol, sous-sol,
moyens de production, de transport et d'échange, toutes ces valeurs
d'origine et de destination communes sont peu à peu devenues, par
la rapine, la conquête, le brigandage, le vol, la ruse ou l'exploitation,
la chose d'une minorité. C'est l'autorité sur les choses,
consacrée par la législation et sanctionnée par la
force. C'est, pour le propriétaire, le droit d'user et d'abuser
(jus utendi et abutendi), et, pour le non possédant l'obligation,
s'il veut vivre, de travailler pour le compte et au profit de ceux qui
ont tout volé. ("La propriété, dit Proudhon, c'est
le vol.").
LA RELIGION - Ce terme étant pris dans son sens
le plus étendu et s'appliquant à tout ce qui est dogme -
est la troisième forme de l'autorité. Elle s'appesantit sur
l'esprit et la volonté ; elle enténèbre la pensée,
elle déconcerte le jugement, elle ruine la raison, elle asservit
la conscience. C'est toute la personnalité intellectuelle et morale
de l'être humain qui en est l'esclave et la victime.
Se prolongeant fatalement dans le domaine de la vie sociale,
la religion crée, entretient et développe un état
de conscience et une moralité en parfait accord avec la morale codifiée,
gardienne et protectrice de la propriété et de l'Etat, dont
elle se fait la complice et dont elle devient, ainsi, ce que, dans certains
milieux férus de superstition, de chauvinisme, de légalité
et d'autoritarisme, on appelle volontiers "la gendarmerie préventive
et supplémentaire".
Négateurs et adversaires implacables du principe d'autorité qui, sur le plan social, revêt une poignée de privilégiés de la toute-puissance et met au service de cette poignée la loi et la force, les anarchistes livrent un combat acharné à toutes les institutions qui procèdent de ce principe et ils appellent à cette bataille nécessaire la masse prodigieusement nombreuse de ceux qu'écrasent, affament, avilissent et tuent ces institutions. Nous voulons anéantir l'Etat, supprimer la propriété
et éliminer de la vie l'imposture religieuse, afin que, débarrassés
des chaînes dont la pesanteur écrasante paralyse leur marche,
tous les hommes puissent enfin - sans dieu ni maître et dans l'indépendance
de leurs mouvements - se diriger, d'un pas accéléré
et sûr, vers les destinées de bien-être et de liberté
qui convertiront l'enfer terrestre en un séjour de félicité.
Telle est, dans ses grandes lignes, la doctrine libertaire. Voilà ce que veulent les anarchistes. La thèse anarchiste entraîne, dans la pratique,
quelques conséquences qu'il est indispensable de signaler.
Première conséquence. Celui qui nie et combat l'autorité morale : la religion, sans nier et combattre les deux autres, n'est pas un véritable anarchiste et, si j'ose dire, un anarchiste intégral, puisque, bien qu'ennemi de l'autorité morale et des contraintes qu'elle implique, il reste partisan de l'autorité économique et politique. Il en est de même et pour le même motif, de celui qui nie et combat la propriété, mais admet et soutient la légitimité et la bienfaisance de l'Etat et de la religion. Il en est encore ainsi de celui qui nie et combat l'Etat, mais admet et soutient la religion et la propriété. L'anarchiste intégral condamne avec la même conviction et attaque avec une égale ardeur toutes les formes et manifestations de l'autorité et il s'élève avec une vigueur égale contre toutes les contraintes que comportent celles-ci ou celles-là.
Donc, en fait comme en droit, l'anarchisme est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l'autorité. Il n'épargne ses coups ni à l'Etat, ni à la propriété, ni à la religion. Il veut les supprimer tous les trois. Deuxième conséquence. Les anarchistes
n'accordent aucune efficacité à un simple changement dans
le personnel qui exerce l'autorité. Ils considèrent que les
gouvernants et les possédants, les prêtres et les moralistes
sont des hommes comme les autres, qu'ils ne sont, par nature, ni pires
ni meilleurs que le commun des mortels et que, s'ils emprisonnent, s'ils
tuent, s'ils vivent du travail d'autrui, s'ils mentent, s'ils enseignent
une morale fausse et de convention, c'est parce qu'ils sont fonctionnellement
dans la nécessité d'opprimer, d'exploiter et de mentir.
Troisième conséquence. Il résulte
de ce qui précède que, toujours logiques, nous sommes les
adversaires de l'autorité à subir. Ne pas vouloir obéir,
mais vouloir commander, ce n'est pas être anarchiste. Refuser de
laisser exploiter son travail, mais consentir à exploiter le travail
des autres, ce n'est pas être anarchiste. Le libertaire se refuse
à donner des ordres autant qu'il se refuse à en recevoir.
Il ressent pour la condition de chef autant de répugnance que pour
celle de subalterne. Il ne consent pas plus à contraindre ou à
exploiter les autres qu'à être lui-même exploité
ou contraint. Il est à égale distance du maître et
de l'esclave.
Ici éclatent l'opposition profonde, la distance infranchissable qui séparent les groupements anarchistes de tous les partis politiques qui se disent révolutionnaires ou passent pour tels. Car, du premier au dernier, du plus blanc au plus rouge, tous les partis politiques ne cherchent à chasser du pouvoir le parti qui l'exerce que pour s'emparer du pouvoir et en devenir les maîtres à leur tour. Tous sont partisans de l'autorité… à la condition qu'ils la détiennent eux-mêmes. Quatrième conséquence. Nous ne voulons
pas seulement abolir toutes les formes de l'autorité, nous voulons
encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons
que cette destruction totale et simultanée est indispensable.
La guerre est déclarée entre les deux principes qui se disputent l'empire du monde : autorité ou liberté. Le démocratisme rêve d'une conciliation impossible ; l'expérience a démontré l'absurdité d'une association entre ces deux principes qui s'excluent. Il faut choisir. Seuls, les anarchistes se prononcent en faveur de la liberté. Ils ont contre eux le monde entier. N'importe ! Ils vaincront. Les Amis de Sébastien Faure
télécharger le texte complet de S. Faure : au format RTF (731 Ko) ou compressé par WinZip (406 Ko) |
||||
(1) Il est entendu que le sens
que j'attribue, ici, au mot "religion" dépasse, et de beaucoup, celui qui s'attache
couramment à ce mot. Ici, "religion" embrasse tout ce qui, en principe
et en fait, ligote, enchaîne ou paralyse la raison, les sens et la
volonté. - SF (Retour au texte)
|