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Pendant la démolition sociale,
le spectacle continue

Dans les républiques européennes, la cohésion sociale repose sur le respect de principes inscrits dans la constitution que les gouvernants ont pour seule mission de mettre en application. Faut-il rappeler quelques uns de ceux actuellement les plus menacés ? « Chacun a le droit d'obtenir un emploi [...]. La Nation garantit à tous, notamment aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. [...] Tout être humain qui, en raison de son âge [...], de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. [...] L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État [...]. Tout bien, toute entreprise dont l'exploitation a, ou acquiert, les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité. »
Autant d'entraves à la 'libération des forces vives', autrement dit à l'arbitraire patronal. Mais ce ne sont quand même pas les institutions qui vont faire obstacle au capitalisme : il ne faut pas confondre les textes fondateurs et la réalité.

Depuis des décennies, l'idéologie libérale n'a cessé d'imprégner les politiques menées en France que ce soit par la droite ou par la 'gauche plurielle'. Qu'elle nourrisse la pensée de droite est dans l'ordre des choses ; qu'elle inspire la 'gauche' est plus préoccupant. Le libéralisme, cette politique des marchés qui n'ose plus s'appeler capitalisme, est bien le contraire de la démocratie. Tout concourt à ce que s'instaure un ordre mondial soumis aux valeurs de l'économie, à l'individualisme et faisant fi de la liberté des peuples et de leurs besoins. Lorsque le social laisse place au pénal, l'État peut servir les intérêts du patronat.

Arrogance et suffisance du patronat
« La souveraineté nationale appartient au peuple [...]. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice », précise le préambule de la Constitution. Lorsque l'on est au pouvoir, cela se traduit par « Ce n'est pas la rue qui gouverne » ou « La rue appauvrit la France ».
Farouchement accroché à l'expansion de ses 'droits', aux marchés et aux aides de l'État ou des collectivités locales, le patronat réclame toujours plus. En collusion permanente avec les ministères et la haute fonction publique, le Mouvement des entreprises de France (Medef) et son président s'affirment décidés à exercer un 'droit d'ingérence' dans les affaires publiques et revendiquent un 'partenariat' avec le gouvernement. Adepte du cumul des fonctions, 50 grands patrons occupent 1 213 postes : il ne manquait plus que celui de mentor du gouvernement. Avec le baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, le patronat français, adepte du pouvoir dynastique, où l'on hérite de la direction d'entreprise sans plus de compétences que les nobles héritaient du commandement de régiments, le patronat français s'est trouvé un représentant à sa mesure. Son arrogance et sa suffisance sont à la hauteur de sa mission.


source : doc-iep.univ-lyon2.fr © Institut d'Etudes Politiques de Lyon

Travailler pour le capital
Le passage aux '35 heures' avaient été assorti de concessions chèrement payées : par la collectivité (réduction des charges patronales) et par les salariés (blocage des rémunérations, flexibilité des horaires à la discrétion de l'employeur, intensification des rythmes de travail). Avec ce système, les directions d'entreprises ont assoupli les horaires, imposant 41 heures ou 45 heures par semaine durant certaines périodes. En effet, le contingent annuel d'heures supplémentaires autorisé est porté à 180 heures (contre 130 heures) ; ce qui correspond à 4 heures de travail en plus par semaine en moyenne. Les majorations salariales, qui étaient de 25 % à 50 % selon les cas, peuvent tomber à 10 %. Le patronat garde le beurre (la flexibilité), l'argent du beurre (les réductions de charges patronales, étendues à toutes les entreprises) et un peu plus (les majorations pour heures supplémentaires limitées à 10 %). Mieux, avec les fonds de pension capitalisés le patronat devrait pouvoir en récupérer la mise.


source : www.sudptt.fr

Quand les petits marquis dénoncent les privilèges des travailleurs
Un programme concerté de remise en cause des conquêtes sociales du XXe siècle et de liquidation des services publics se met en place de façon systématique et méthodique. Véritable guerre engagée contre les droits sociaux, cette politique réactionnaire invoque les nécessités inéluctables de la démographie, des 'lois du marché' ou des directives européennes. Pour 'sauver l'emploi', il faut être compétitif. Il est donc urgent d'aligner le statut des fonctionnaires sur celui des salariés du privé, de calquer le sort des salariés français sur celui des salariés polonais (demain sur celui des enfants de Calcutta ?). Bien entendu, ceux qui s'y opposent sont dénoncés comme conservateurs et rétrogrades. Il n'est alors plus question de remettre en cause le bien fondé des thèses libérales : on en arrive même à ce que les travailleurs se mettent en grève... pour pouvoir négocier les conditions de leur dégradation. Ainsi joue-t-on à fronts renversés et ce sont les petits marquis qui dénoncent les privilèges des ouvriers.
Il faut beaucoup d'aveuglement ou de complaisance pour donner du crédit à des pompiers incendiaires, et pourtant… Avec l'insistance des médias, les pouvoirs ne reculent devant au-cune contre-vérité et la vertu de la répétition fait son effet. Lorsqu'un chef d'entreprise 'délocalise', en mettant des milliers de familles sur le carreau, c'est pour s'adapter aux contraintes économiques et répondre à la pression de ses actionnaires. Lorsque des cheminots, des postiers ou des enseignants se mettent en grève, ils deviennent des preneurs d'otages, inconscients des préjudices qu'ils infligent à la société toute entière. La société libérale crée ses boucs émissaires ; aujourd'hui, elle montre du doigt les émigrés, les chômeurs, les fonctionnaires. Demain...


source : service.bretagne.com © Nono


De l'État social à l'État pénal
Depuis la venue au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis, le démantèlement de l'État social n'est plus à démontrer. Le remplacement de l'État social par un État pénal est déjà bien avancé aux États-Unis : remise en cause des services publics, développement de la pauvreté, généralisation de la précarité, accroissement de la misère et des inégalités sociales. Aujourd'hui, en France, on s'attaque au régime des retraites, demain ça sera le tour de la Sécurité sociale : il faut bien s'adapter ! Mais il ne faut pas se leurrer, il ne s'agit pas de cotiser plus longtemps pour préserver ses droits à la retraite. En multipliant les emplois précaires et en licenciant les travailleurs de plus de 55 ans, c'est l'implosion du système de retraite par répartition qui est visée. Sous la pression du patronat, de la Commission européenne et de l'Organisation Mondiale du Commerce, le gouvernement, qui a renoncé à toute intervention face aux licenciements, continue de déréguler et de privatiser les services publics. Il contribue ainsi à la montée du chômage et de la précarité de l'emploi qu'il prétend combattre. Depuis un quart de siècle, l'État néo-libéral allège les charges et les contraintes des privilégiés, des entreprises et du secteur financier.
La pression sociale s'exerce sur les salariés précarisés et les chômeurs culpabilisés pour qu'ils se soumettent, de gré ou de force, au nouvel ordre économique. Parallèlement, la disqualification de l'action syndicale (celle des travailleurs sociaux, des enseignants, des employés des services publics notamment) est stigmatisée. En France, en supprimant dix mille postes d'éducateurs dans les collèges et lycées au moment où elle embauchait dix mille gardiens pénitentiaires, la droite signait son retour au pouvoir.


© Nono 1998

L'école de l'exclusion
Avec l'allongement de la scolarité et la massification de l'enseignement, la France a prolongé dans le système scolaire des adolescents qui en auraient été exclus, les amenant pour un temps à nourrir des espoirs d'ascension sociale qui sont rapidement déçus. Exclus du monde scolaire puis du monde professionnel, ces jeunes, souvent issus de familles en difficulté, ne peuvent plus s'insérer dans une société qui les méprise ou les diabolise. Dans le même temps, l'école est devenue le bouc émissaire permettant d'expliquer le chômage des jeunes issus des classes défavorisées. Comme si la lutte contre l'échec scolaire pouvait (devait) se substituer aux luttes sociales pour une répartition plus égalitaire des richesses. Nous ne sommes pas loin de l'idée selon laquelle une politique sécuritaire appliquée au système éducatif pourrait tenir lieu de politique éducative. Insensiblement, on passe de l'idée de la lutte contre les inégalités sociales à celle de l'insécurité comme problème social prioritaire.
Ainsi confronté à l'hyperconsommation et la marchandisation, le décalage entre les attentes et la mission de démocratisation de l'école a accentué la pression du secteur privé pour mettre en place un marché de l'éducation.

 

De nouveaux marchés à conquérir
La solidarité repose sur la nécessité de services publics efficaces et égalitaires dans leur fonctionnement et dans leurs effets. Avec la décentralisation engagée dans l'Éducation nationale, s'amorce une véritable destruction de l'égalité républicaine des droits : droits à l'éducation aujourd'hui, droits à la santé demain.
Fini les soins gratuits : désormais, les bénéficiaires de l'aide médicale d'État (AME) devront payer le ticket modérateur et le forfait hospitalier s'ils veulent être soignés. Or, l'AME est attribuée aux plus pauvres parmi les pauvres et aux plus précaires d'entre eux. La droite a décidé de les laisser sans soins : les pauvres peuvent payer !
Pressé par Bruxelles de réduire ses dépenses budgétaires, l'État se hâte de régionaliser, d'ouvrir à la concurrence ou de privatiser les entreprises publiques. Il s'agit bien d'engager les contre-réformes indispensables pour mener à bien une politique de droit de pillage, conduite sous l'égide de l'Organisation Mondiale du Commerce où se négocie, dans le cadre de l'Accord général sur le commerce des services (AGCS). La soumission progressive au marché de l'ensemble des services publics, santé et éducation comprises est un objectif avoué.


source : www.sudptt.fr

De la manipulation des idées à l'absence de débat idéologique
Dans les médias, dans les écoles du pouvoir, dans les cabinets ministériels, le dogme néo-libéral règne sans partage. Cette hégémonie s'impose à chacun et il devient presque indécent, irresponsable, de le remettre en question : la logique de la diffamation et de la falsification prend la place de l'argumentation et de la réfutation. Il n'y a pas de place pour les travaux, recherches, réflexions, analyses qui contredisent les discours dominants, en particulier le discours économique diffusé quotidiennement à la télévision ou sur les radios. La mondialisation néolibérale, c'est la soumission de tous les secteurs et de toutes les activités au capitalisme triomphant. Le discours libéral est présenté comme la Vérité : les lois du marché sont impénétrables…
Or, il n'y a pas de démocratie sans débat ni contre-pouvoir critique. Il est vrai que la démocratie dont se réclame chacun n'est qu'une farce. Le discours politique a, depuis longtemps laissé place au discours stratégique. Comment ne pas perdre les prochaines élections ? Quelles peurs faut-il entretenir ? Quelles haines faut-il exacerber ? Quel lobby faut-il courtiser ? Quelles alliances seront les plus rentables ? À quelle émission de télévision doit-on paraître ? Cette conception instrumentale et cynique de la politique est plus attentive aux intérêts des élus qu'aux problèmes de société ; elle n'attend de solution que de la manipulation des règles du jeu électoral et médiatique. Comment s'étonner de l'indifférence massive des électeurs pour la République ? Il est clair qu'on ne va pas voter pour répartir des intérêts personnels, étouffer des scandales, vendre des services publics au plus offrant… Au lieu de s'insurger contre les abstentionnistes, on devrait plutôt s'interroger sur le nombre de naïfs (ou de cyniques ?) qui mordent à l'hameçon !

Alain Cotten
mai - juillet 2003


© Nono 1999


Principales sources
Christian de Brie : Les nouveaux réactionnaires ont aussi investi le gouvernement français (sur les chantiers de la démolition sociale) ; Le Monde diplomatique, février 2003.
Laurent Bonelli : Une vision policière de la société ; Le Monde diplomatique, février 2003.
Sandrine Garcia et Franck Poupeau : Violences à l'école, violence de l'école ; Le Monde diplomatique, octobre 2000
fondation-copernic.org
raisonsdagir.org

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