É l i s é
e R e c l u s
   
La peine de mort
|
La photo provient de l'éphéméride
anarchiste (vous connaissez, bien sûr !)
[…]
L'origine de la peine de mort, telle que
l'appliquent actuellement les États, est certainement la vengeance,
la vengeance sans mesure, aussi terrible que peut l'inspirer la haine,
ou la vengeance réglée par une sorte de justice sommaire,
c'est-à-dire la peine du talion : " Dent pour dent, śil pour śil,
tête pour tête ". Dès que la famille fut constituée,
elle se substitua à l'individu pour exercer la vengeance ou la vendetta.
Elle exige le prix du sang : chaque blessure est payée par une autre
blessure, chaque mort par une autre mort, et c'est ainsi que les haines
et les guerres s'éternisent. C'était l'état d'une
grande partie de l'Europe au moyen âge, c'était au dernier
siècle celui de l'Albanie, du Caucase et de beaucoup d'autres pays.
[…] La loi du talion de famille à famille
ne pouvait évidemment pas se maintenir dans les grands États
centralisés, monarchies, aristocraties ou républiques. Là
c'est la société, représentée par son gouvernement,
roi, conseils ou magistratures, qui se charge de la vengeance ou de la
vindicte, comme on dit en langage de jurisprudence. Mais l'histoire nous
prouve qu'en accaparant le droit de punir au nom de tous, l'État,
caste ou roi, s'est occupé surtout de venger ses injures particulières,
et nous savons avec quelle fureur il a poursuivi ses ennemis et quels raffinements
de cruauté il a mis à les faire souffrir. Il n'est pas de
torture que l'imagination puisse inventer et qui n'ait été
ainsi appliquée sur des millions d'hommes : ici on brûlait
à petit feu, ailleurs on écorchait ou on découpait
successivement les membres, à Nuremberg, on enfermait le condamné
dans le corps de la " vierge " de fer, rougie au feu ; en France, on lui
brisait les membres ou on le tirait à quatre chevaux ; en Orient,
on empale les malheureux ; au Maroc, on les maçonne en ne laissant
que la tête hors du mur. Et pourquoi toutes ces vengeances ? Est-ce
pour punir de véritables crimes ? Non, toujours la haine des rois
et des classes dominantes s'est tournée contre les hommes qui revendiquaient
la liberté de penser et d'agir. C'est au service de la tyrannie
qu'a toujours été la peine de mort. Qu'a fait Calvin, maître
du pouvoir ?
[…]
Le
sang appelle le sang, c'est autour des échafauds et dans les prisons que se forment les meurtriers
et les voleurs. Nos tribunaux sont des écoles de crime. Quels êtres
plus vils que tous ceux dont la vindicte publique se sert pour la répression
: mouchards et gardes-chiourme, bourreaux et policiers !
Ainsi la peine de mort est inutile. Mais
est-elle juste ?
Non, elle n'est pas juste. Quand un individu
se venge isolément, il peut considérer son adversaire comme
responsable, mais la société, prise dans son ensemble, doit
comprendre le lien de solidarité qui la rattache à tous ses
membres, vertueux ou criminels, et reconnaître que dans chaque crime
elle a aussi sa part. A-t-elle pris soin de l'enfance du criminel ? Lui
a-t-elle donné une éducation complète ? Lui a-t-elle
facilité les chemins de la vie ? Lui a-t-elle toujours donné
de bons exemples ? A-t-elle veillé à ce qu'il ait bien toutes
les chances de rester honnête ou de le redevenir après une
première chute. Et si elle ne l'a pas fait, le criminel ne peut-il
pas la taxer d'injustice ?
[…]
Mais il est encore une autre cause qui défend
à la société bourgeoise de prononcer la peine de mort.
C'est qu'elle-même tue et tue par millions. S'il est un fait prouvé
par l'étude de l'hygiène, c'est que la vie moyenne pourrait
être doublée. La misère abrège la vie du pauvre.
Tel métier tue dans l'espace de quelques années, tel autre
en quelques mois.
[…]
Quel est donc le remède à
tous ces meurtres en masse, en même temps qu'aux meurtres qui se
commettent isolément ? Vous savez d'avance ce que propose un socialiste.
C'est un changement social complet, c'est le collectivisme, l'appropriation
de la terre et des instruments par tous ceux qui travaillent. C'est ainsi
que le gouffre de haine pourra se combler entre les hommes, que la misère
et la poursuite de la fortune, cette grande conseillère de crimes,
cesseront d'exciter les citoyens les uns contre les autres, et que la vindicte
sociale pourra se reposer enfin. Au droit de la force, qui prévaut
dans la nature sauvage, il est temps de faire succéder la justice,
qui est l'idéal de tout homme digne de ce nom.
Mais dans la société transformée,
il est possible qu'il y ait encore des crimes. Physiologiquement le type
du criminel pourra se présenter de nouveau. Que ferons alors ? Tuerons-nous
le criminel ? Non certes. Celui chez lequel le crime provient de la folie,
nous le soignerons, comme nous soignons les fous ou les autres malades,
en nous garant de leurs violences. Quant aux hommes devenus criminels par
la fougue du tempérament ou l'ardeur du sang, il serait dès
maintenant possible de leur proposer la réhabilitation par l'héroïsme.
On l'a vu cent fois : des galériens
se jettent dans les flammes ou dans les eaux pour sauver des malheureux
et se sentir renaître ainsi dans l'estime des autres hommes. Les
forçats que la commune de Carthagène rendit libres et que
la France a refait esclaves, ont été sublimes d'héroïsme
pendant leur courte liberté de quelques mois. Obéissez, disait
le Christianisme, et le peuple s'est avili. Enrichissez-vous, disent les
bourgeois à leurs fils, et ceux-ci cherchent à s'enrichir
de toutes les manières, soit en violant, soit avec plus d'habileté,
en tournant la loi. Devenez des héros, disent les socialistes révolutionnaires
et des brigands même pourront se relever par l'héroïsme.
Texte daté de 1879 selon
Jean Maitron in "Histoire du mouvement anarchiste en France".
Paris : François Maspéro,
1978, tome 2, p.406.
texte a voir sur melior.univ-montp3.fr
màj déc 2004
|